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Littérature traduite
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Avec Divagations, ce recueil exceptionnel constitue la dernière oeuvre de Cioran écrite en roumain. Vaste ensemble de fragments probablement composés entre 1941 et 1945, ce recueil inachevé et inédit commence par une sentence programmatique : « L'imbécile fonde son existence seulement sur ce qui est. Il n'a pas découvert le possible, cette fenêtre sur le Rien... » Voilà sept ans que Cioran « [moisit] glorieusement dans le Quartier latin », la guerre a emporté avec elle ses opinions politiques et sa propre destinée a toutes les apparences d'un échec : le jeune intellectuel prodigieux de Bucarest a beaucoup vieilli en peu de temps, passé sa trentième année ; il erre dans l'anonymat des boulevards de Paris et noircit des centaines de pages dans de petites chambres d'hôtel éphémères.
Fenêtre sur le Rien constitue un formidable foyer de textes à l'état brut, le long exutoire d'un écrivain de l'instant prodigieusement fécond. Dès les premières pages, un thème s'impose :
La femme, l'amour et la sexualité - terme rare sous la plume de Cioran -, qui surprend d'autant plus qu'il est l'occasion de confessions exceptionnelles : « Je n'ai aimé avec de persistants regrets que le néant et les femmes », écrit-il. On lit aussi, tour à tour, des passages sur la solitude, la maladie, l'insomnie, la musique, le temps, la poésie, la tristesse. Chaque fragment se referme sur lui-même, et l'on note un souci croissant du bien-dire, du style. Peu de figures culturelles, réelles ou non, apparaissent ici, mais dessinent un univers contrasté et puissant : Niobé et Hécube, Adam et Ève, Bach (pour Cioran le seul être qui rende crédible l'existence de l'âme), Beethoven, Don Quichotte, Ruysbroeck, Mozart, Achille, Judas, Chopin, et les romantiques anglais.
Errance métaphysique d'une âme hantée par le vide mais visitée par d'étonnantes tentations voulant la ramener du néant à l'existence, ce cheminement solitaire et amer trouve encore un compagnon de déroute en la figure du Diable, régulièrement invoqué, quand l'auteur n'adresse pas ses blasphèmes directement à Dieu...
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Recueil inédit, plus riche que ne le suggère son titre, Divagations a été écrit en roumain vers 1945 et constitue un document littéraire essentiel datant de la « seconde naissance » de Cioran à Paris. C'est le tournant de l'après-guerre marqué par une volte-face de la pensée et bientôt par le passage au français. Un lecteur attentif y décèlera de nombreux thèmes et quelques formules, que Cioran traduisit lui-même en français, dans Précis de décomposition (1949). Cet extraordinaire dernier livre, par quoi Cioran voulut en finir avec tout, représente le premier instant de l'âge des contradictions dans lequel l'écrivain est entré.
Recueil de fragments inscrit dans la lignée du Crépuscule des pensées (1940) et du Bréviaire des vaincus (1944), Divagations rassemble environ 230 maximes et aphorismes. Une première vingtaine de pages de fragments offre au lecteur des réflexions sur la mort, la décadence, la vanité, la souffrance, l'existence subjective, sur un ton qui rappelle Chamfort. La philosophie se pose comme « perception de la vanité » des choses et un combat s'initie contre toutes les illusions (y compris la littérature). Progressivement, les paragraphes tendent à s'allonger : le je, mais aussi le tu, s'ajoutent au nous impersonnel des premières pages, et les deux enjeux principaux du livre sont explicitement approchés : la « décomposition » (physique, morale et historique) et l'impossible idéal sceptique. Cioran critique tous les « fanatismes », toutes les croyances, toutes les fois, religieuses ou politiques.
Quelques pages semblent permettre d'entrevoir des échappatoires (la femme : « notre chemin le plus long vers la mort »...), mais il reste que le progrès n'est qu'une suite de fictions, Dieu une maladie, et l'espoir « jouer à colin-maillard au-dessus du gouffre ». Sa plume, de plus en plus corsée, tend maintenant à rappeler Baudelaire. Cioran met enfin en valeur le motif du suicide, qui divise l'humanité en assassins et en suicidés, et constitue une précieuse source de libération de soi au sein du calvaire de l'existence. Le livre s'achève sur un exceptionnel autoportrait de l'auteur en « homme en dehors des choses », qui s'est délesté de toute conviction pour mieux se livrer au Néant.
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Le Bréviaire des vaincus est le livre charnière de Cioran. Il l'a écrit de 1940 à 1944, à Paris, mais en roumain. C'est son dernier (et sixième) livre en roumain, c'est aussi le premier écrit en France. Cioran se veut désormais parisien. «Je me repose dans les nonchalances de la France et je m'adoube chevalier de la langueur parisienne.» Mais il n'arrive pas non plus à se sentir français. «Y avait-il boulevard Saint-Michel un étranger plus étranger que moi ?» Alors, déchiré, sans espoir, il cherche un semblant de consolation en habillant sa pensée mortuaire dans les haillons de lumière de la poésie. Mais le lecteur français trouvera ici pour la première fois les idées et surtout le style de Cioran, celui qu'il a découvert dans les livres qui ont fait le ton et la pensée unique de l'auteur du Précis de décomposition.
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1936 : deux années après son premier texte, Sur les cimes du désespoir, Cioran écrit Le livre des leurres. L'ouvrage est publié aux éditions Cugetarea de Bucarest. À cette époque, l'auteur, après une bourse d'études en Allemagne, devient professeur de philosophie dans un lycée de Brasov. Un an plus tard, il s'installe en France. En 1947, il écrit en français. Difficile pourtant d'invoquer la biographie pour rendre compte d'un texte d'une grande originalité et d'une extrême densité spirituelle. On y trouve déjà ce qui caractérise le style de Cioran : l'aphorisme considéré comme le moyen d'expression privilégié d'une vérité paradoxale et fugitive. Mais on découvre surtout une palette stupéfiante de figures - essai, prose poétique, prosopopée, prière, etc. - successivement convoquées pour traduire une expérience intérieure bouleversante, une nuit de l'esprit, qui s'ouvre sur la révolte et s'achève dans le silence.